Le féminisme inclusif

Trois militantes de la première heure, Idola Saint-Jean, Marie-Lacoste Gérin-Lajoie et Thérèse Forget-Casgrain, ont ouvert la voie à la première députée au Parlement, Marie-Claire Kirkland. Crédit : Ville de Québec

Depuis plus d’une décennie, le terme de « féminisme inclusif » est de plus en plus utilisé. Toutefois, cette notion ne posséde pas encore de définition clairement officielle. En effet, tantôt utilisé pour rassembler un maximum de gens concernés par les luttes féministes, incluant notamment les hommes, les trans, les non-binaires, etc., tantôt pour tenter d’intégrer différents courants de pensée féministe tels que l’intersectionnalité et l’universalisme. Ce petit essai tente de mieux clarifier et définir cette notion au regard de son usage récent.

Le sexisme
Dans son livre 50 façons d’être féministe au quotidien: Guide pratique 2.0, Elsa Arpin décrit le féminisme inclusif ainsi : « Le combat féministe ne peut avoir lieu sans les hommes et personnellement je ne prône pas un féminisme exclusif, mais un féminisme inclusif, luttant pour un monde plus juste, pas seulement un monde plus juste envers les femmes. »[1]

Pour certains et certaines, cela peut sonner comme une redite de la définition classique du féminisme: « Ensemble d’idées et de mouvements orientés vers un but commun : atteindre l’égalité entre les femmes et les hommes dans toutes les sphères de la vie pour une société plus juste, plus heureuse et plus prospère. »[2] Pourtant, une rupture se présente bel et bien. Ce que Arpin met de l’avant, c’est l’idée qu’il existerait un féminisme dit « inclusif » et un autre dit « exclusif ». Cela peut sembler étonnant contenu de l’idée d’égalité soutenue par le féminisme.

En réalité, il faut rappeler qu’il n’existe pas qu’un seul courant à l’intérieur de la sphère féministe, mais bien plusieurs : Féminisme libéral égalitaire, Féminisme radical, Féminisme matérialiste, Marxisme féministe, Féminisme de la différence, Féminisme lesbien, Féminisme afro-américain, Féminisme écologiste, Féminisme anarchique, Féminisme post-moderne, etc. Le féminisme est loin d’être homogène et, dans ce grand ensemble, certains courants sont plus « inclusifs » que d’autres.

Déjà, je sais qu’en m’autorisant à écrire cet article portant sur le féminisme, je crains bien d’être l’objet de critiques personnelles de la part de certaines féministes uniquement en regard de mon sexe et de mon genre. Les mouvements féministes ne sont pas non plus à l’abri de sexisme même si c’est bien là qu’on s’attendrait normalement pas à le retrouver. Par exemple, si la mecsplication (manspaning) est une réalité, elle peut parfois être utilisée à tort pour museler certains hommes ne faisant qu’expliquer honnêtement leur point de vue. Je parie même que cet article me reviendra un jour sous une mise en abyme… mais passons.

Quoi qu’il en soit, la présence de sexisme dans certains mouvements féministes ne doit aucunement discréditer l’ensemble des mouvements féministes. Disons seulement que ces choses-là arrivent… rien n’est parfait. Par contre, il est important de le reconnaitre et d’être à l’aise de dénoncer le cas échéant tout type de sexisme. Cela est une condition essentielle pour réaliser l’objectif noble du féminisme, soit un monde plus juste, plus heureux et plus prospère. Or, ce que Arpin évoque, c’est la futilité de certains féminismes souhaitant l’exclusion des hommes tant comme alliés que dans la reconnaissance des injustices et des souffrance reliées à leur condition masculine.

Le féminisme vise à « atteindre l’égalité entre les femmes et les hommes »[2], de part et d’autre. Autrement dit, bien que le patriarcat historique a contraint les libertés des femmes, cela ne devrait pas empêcher aujourd’hui les féministes, hommes et femmes, de dénoncer solidairement les inégalités vécues également par des hommes, inclant bien sûr les hommes homosexuels et trans. Par exemple, il faut reconnaitre que le droit de garde parentale défavorise toujours aujourd’hui les hommes dans bien des États modernes. Autre exemple est le manque flagrant de soutien aux hommes subissant de la violence conjugale. Un féminisme, qui exclut d’emblée ce type d’inégalité de la lutte féministe, ne peut être, ipso facto, qu’exclusif.

Féministe convaincue depuis une dizaine année, la réalisatrice américaine Cassie Jaye réalisa en 2016 le documentaire The Red Pill portant sur le mouvement pour la défense des droits des hommes. Elle percevait alors les hommes de ce mouvement comme des « ennemis ». La réalisation de ce documentaire dura une année dans laquelle elle fut confrontée à ses biais cognitifs. C’est au travers de cette entreprise qu’elle put finalement comprendre la réalité de ses « ennemis ». Cette expérience la changea à un tel point qu’elle se déclara, après le tournage, ne plus être féministe sans pour autant être antiféministe. Pour ma part, j’aurais préfèré que Jaye se dise toujours féministe. À mon avis, ce à quoi elle s’est en fait dissociée, c’est n’est pas le féminisme en soi, mais bien du féminisme exclusif replié sur lui-même.

Cela explique par ailleurs pourquoi d’autres, afin d’éviter ce même genre de dilemme d’être ou ne pas être associé à un féminisme exclusif, préfèrent aujourd’hui l’ajout de l’adjectif « inclusif » au bout de leur féminisme.

Pour avoir déjà été attaqué personnellement, non pas pour mes propos, mais tout simplement parce que j’étais un homme, donc porteur du mal intrinsèque aux yeux de féministes misandres, j’ai également songé à renoncer pendant un moment à me dire féministe. Heureusement, la majorité des personnes féministes que je connais sont critiques, humanistes et inclusives. Elles se dissocient totalement de ce type de féminisme qui donne mauvaise presse à tous les mouvements féministes. Pour obtenir « une société plus juste, plus heureuse et plus prospère », nous avons  besoin que tous travaillent à cet objectif, et pour cela, il faut que tout le monde se sente inclus.

Intersectionnalité et universalisme
Travailler tous ensemble peut être de temps à autre difficile. Les courants féministes divergents parfois à même leurs fondements idéologiques. Entre l’intersectionnalité, prônant un féminisme particulariste, et le féminisme universaliste, tout semble apriori s’opposer. Cependant, aux dires de l’historienne Yolande Cohen, ces apparentes divergences doivent être plutôt perçues comme des forces convergentes qui permettront de faire progresser le combat féministe : « Des groupes peuvent considérer que la défense des femmes autochtones et des personnes trans est prioritaire, tandis que d’autres peuvent mettre de l’avant le combat pour l’équité salariale, les garderies, ou encore la lutte contre les violences faites aux femmes. Tous ces combats ne s’opposent pas et quand ils se combinent, ils deviennent des éléments déclencheurs des grandes transformations sociales. »[3]

Pour Cohen, il faut tendre vers un « féminisme inclusif », car « l’opposition qui est faite entre féminisme universaliste et féminisme particulariste […] semble inutilement clivante et pas nécessairement éclairante pour comprendre les grandes questions qui traversent les féminismes contemporains. »

Biais et capitalisme
Toujours dans le sens de la convergence, la créatrice du compte féministe Meuf Cocotte, Noémie, professeure des écoles, dénonce les injonctions pesant sur les femmes. Dans son dernier livre Lâchez-nous la grappe !, elle prône la nécessité de faire converger la pensée féministe afin de soutenir les luttes féministes en rapport avec notamment l’antiracisme, les droits de la personne LGBTQIA+, l’environnement. Bref, il s’agit ultimement de lutter contre un ennemi commun : le capitalisme.

En effet, le capitalisme demeure ultimement le système d’échange sur lequel l’ensemble des rapports sociaux dépendent d’une manière ou d’une autre. Le capitalisme génère les classes socio-économiques et avec elles, des cultures de classe se différenciant notamment par leurs biais cognitifs.

En fait, les biais cognitifs seraient des obstacles centraux au féminisme. Elle cite en ce sens Kimberlé Crenshaw pour qui le féminisme, la lutte antiraciste et l’amélioration de la législation contre les discriminations nécessitent de « mettre en lumière les différents biais par lesquels les individus souffrent des oppressions racistes et sexistes, afin de faciliter la discussion et la compréhension de ces problèmes »[4]. Cela fait écho aux biais que Cassie Jaye, avant qu’elle réalise son documentaire, entretenait envers les hommes réclamant des droits plus justes. C’est dire que les biais cognitifs, dont les préjugés sont issus de l’ignorance, représentent les premiers murs à déconstruire pour permettre une compréhension mutuelle.

Quant au féminisme inclusif, la créatrice le définit ainsi : « un féminisme qui inclut dans ses luttes l’ensemble des personnes qui subissent ce contre quoi le féminisme se bat : le sexisme »[4]. Sous-entendu ici que l’ensemble des sources d’oppressions ne sont pas hétérogènes dans le corps social, mais bien lié à des degrés près avec le capitalisme comme toile de fond.

Un écoféminisme déjà bien inclusif
Toujours sur fond de capitalisme, il est important de rappeler par ailleurs que le féminisme s’efforce historiquement de mettre en lumière les systèmes de domination tels que le patriarcat, le capitalisme ou les causes d’inégalités sociales d’ordre structurel, voire systémique. Ces systèmes de domination oppressent bien sûr les femmes, mais pas que. Nous savons que la souffrance s’étend aux enfants et aux hommes, mais également les autres espèces animales. C’est bien ce que l’écoféminisme a saisi en transposant le système d’oppression des femmes par les hommes au système de surexploitation de la nature par les humains. L’écoféminisme, en incluant les autres espèces, est sans conteste un courant avant-gardiste du féminisme inclusif.

Un malaise généralisé
Le terme « féminisme » a pris son sens premier vers la fin du XIXe siècle, désignant alors le courant des idées de libération et d’émancipation des femmes dont les racines remontaient au siècle des Lumières.

Depuis, le concept est devenu chargé, portant aujourd’hui plusieurs connotations. Parmi celles-ci, la perception maladroite que le féminisme du XXIe siècle soit fait par et pour les femmes. Une telle définition est bien sûr erronée et défavorise une plus large adhésion auprès de gens ralliant pourtant les luttes égalitaristes. Certains critiqueront même l’étymologie historique du terme « féminisme » ancré sur la spécificité féminine. Ce détail de forme n’a rien d’essentiel et de condamnable comparé à la présence de mouvements féministes aux slogans misandres ou identitaires et prônant un féminisme d’exclusion. Bref, au-delà des autrices citées dans ce texte dénonçant différentes formes d’exclusion, il faut reconnaitre que le malaise est tel qu’il justifie l’usage de la notion de « féminisme inclusif », marquant ainsi une rupture avec celui de l’exclusion.

Toujours la souffrance
De plus, le féminisme d’exclusion s’inscrit à contresens avec la volonté de démocratiser le féminisme depuis les années 60. En effet, le féminisme a permis de mieux comprendre les systèmes sociaux de domination en plus de contribuer à les déconstruire. Un des apports des plus importants, c’est d’avoir pointé une condition des plus universelles : la souffrance.

« Au fond, le mouvement de la libération des femmes n’est pas uniquement féministe d’inspiration, il est aussi humaniste. »

— Thérèse Casgrain, Une femme chez les hommes, 1971

En effet, initialement fémino-centré, le féminisme d’aujourd’hui, du moins le « féminisme inclusif », s’étend à l’ensemble des êtres sensibles. Déjà humaniste, il l’est davantage par sa sensibilité à la souffrance de tous, dont celle des hommes. Citons en exemple les récents travaux féministes sur la masculinité toxique dont les premiers à en souffrir sont les garçons. Quant à la souffrance animale, le « féminisme inclusif » cherchera à combiner humanisme et antispécisme, notamment par l’écoféminisme.

Conclusion
Le « féminisme inclusif » est une notion relativement récente qui vient en rupture avec le « féminisme d’exclusion  » fémino-centré. Le féminisme inclusif s’attaque intégralement à tout type de sexisme ce qui en fait une approche davantage universaliste sans s’opposer frontalement aux féminismes particularistes. En effet, le féminisme inclusif préconise d’abord une attitude d’ouverture recherchant des points de convergence qui, en se combinant, pourra réduire davantage les inégalités sociales. Cela n’implique pas une adhésion mutuelle et complète, voire aveugle. Bien au contraire, tant qu’il restera des biais, il y aura des oppositions.

Comme quoi personne n’est à l’abri de détenir des biais cognitifs pouvant mener au sexisme. Si les hommes sont les plus grands fautifs, les femmes peuvent-être non seulement sexistes envers les hommes, mais également envers elles-mêmes, dirait assurément La Boétie. Peu importe d’où vient le sexisme, ce qui importe en premier lieu, c’est de pouvoir le reconnaitre et le dénoncer. Pour cela, on doit être en mesure d’en discuter ouvertement, et ce, peu importe notre sexe ou notre genre.

À l’instar de la communication non violente, le féminisme inclusif doit ainsi permettre d’exprimer une souffrance ou un besoin non répondu. On peut conséquemment penser que cela exige la création d’espaces où l’expression de souffrances puisse se faire sans tabou et dans le respect. Mais cela ne suffit pas, il faut également prendre conscience de nos propres biais cachant la plupart du temps notre vulnérabilité ou encore notre orgueil. L’introspection demeure toujours salutaire. On peut, par la suite, mieux se comprendre et combattre solidairement l’ensemble des inégalités sociales. 

En terminant, je définirais le féminisme inclusif est un type de féminisme où toute personne peut se sentir valorisée, entendue et respectée en plus d’y développer un sentiment d’appartenance. De plus, ce féminisme vise à rassembler en générant des espaces favorables à la discussion ouverte pour réduire d’abord les biais, sources d’inégalités sociales, et afin de lutter solidairement contre d’abord le sexisme et ensuite l’ensemble des causes systémiques de souffrances infligées tant aux êtres humains qu’aux autres espèces animales.

 

Références

[1] Elsa Arpin, 50 façons d’être féministe au quotidien: Guide pratique 2.0, Librinova, 29 août 2018 (ISBN 979-10-262-2255-2lire en ligne)
[2] « Féminisme : nom commun, cause commune », sur Conseil du statut de la femme (consulté le 14 avril 2022)
[3] « Pour un féminisme inclusif », sur La Presse, 8 février 2020 (consulté le 13 avril 2022)
[4] Lâchez-nous la grappe ! : déconstruire les injonctions pour se sentir plus libre, Noémie, Mango, 2021